Le Luxembourg connaît actuellement une crise du modèle de production de logements qui s’est mis en place depuis le début du 21e siècle, un modèle qui a largement gonflé le patrimoine des ménages propriétaires au prix d’un accroissement important des inégalités entre les propriétaires et les autres, ainsi qu’au sein de la population propriétaire entre ceux ne détenant que le bien qu’ils occupent et ceux détenant de nombreux logements et du foncier constructible.

Photo-Francesco Scatena/Shutterstock
Photo-Francesco Scatena/Shutterstock

Ce modèle de production de logements a cherché à résoudre une pénurie de l’offre de logements par une stimulation de la demande en logements, que ce soit en subventionnant les futurs propriétaires-occupants ou en favorisant fortement l’investissement immobilier. Si le constat de base de ce modèle de production est juste – le Luxembourg ne construit pas assez de nouveaux logements chaque année pour satisfaire à la demande des nouveaux ménages du pays, et ce depuis au moins trois décennies –, les réponses apportées à cette situation ont ciblé les manifestations de surface plutôt que les structures sousjacentes du marché du logement.

Trois structures sont identifiables au Luxembourg :

› la conservation du foncier

Il y a au Luxembourg 100 personnes physiques détenant chacune en moyenne près de 30 millions EUR de terrains constructibles et 5 promoteurs locaux détenant chacun en moyenne 500 millions EUR de foncier.

L’Observatoire de l’habitat fait état depuis 2007 d’importantes réserves de terrains constructibles pour l’habitat. La plus récente de ces études montre que jusqu’à 161.500 logements pourraient être construits sur les terrains destinés à l’habitat. Néanmoins, le Luxembourg connaît des difficultés de longue date pour mobiliser le foncier destiné à la production de logements, et ce dans une situation où les prix réels des logements ont été multipliés par 8,7 depuis 1975. Une telle poussée des prix aurait normalement dû stimuler la mise en production de logements, et donc la vente de foncier. La structure de la détention du foncier du pays est une donnée essentielle pour comprendre ce décalage entre dynamisme des prix et blocage du foncier.

En effet, les terrains potentiellement constructibles sont majoritairement en main privée et leur détention est très concentrée. Il y a au Luxembourg 100 personnes physiques détenant chacune en moyenne près de 30 millions EUR de terrains constructibles et 5 promoteurs locaux détenant chacun en moyenne 500 millions EUR de foncier. Ces données de la récente Note 32 de l’Observatoire de l’habitat, ainsi que les résultats d’une étude de 2021 menée en collaboration avec l’Université du Luxembourg, suggèrent que la mobilisation difficile du foncier tient en partie de stratégies privées visant à maximiser l’extraction de valeur des terrains détenus. Ces stratégies se mettent en place sur le long terme en l’absence d’impôt foncier véritable et de la non-imposition des successions en ligne directe. Dans un tel contexte réglementaire, la stratégie individuelle de la conservation du foncier « à tout prix » semble logique. Au niveau collectif, une telle structuration du foncier le renchérit et rend difficile l’entrée de nouveaux acteurs ;

› l’impératif de l’augmentation de valeur

Ce renchérissement du foncier tire les prix des logements vers le haut de manière inexorable. Les acteurs de l’immobilier et les décideurs politiques ont pris cette hausse comme une donnée sur laquelle ils ne pouvaient pas avoir d’influence. Surtout, l’augmentation de la valeur de l’immobilier est toujours vue comme un des aspects du succès du développement économique du pays : « Quand l’immobilier va, tout va ». Cette augmentation continue des prix dépend en dernière instance de la capacité d’acheteurs à les suivre. L’allongement de la durée des crédits et les taux d’intérêt faibles ont pu artificiellement prolonger les capacités des ménages, mais la hausse continue des prix nécessite des moyens financiers toujours plus importants, que ce soit pour aider les ménages à acquérir un logement qu’ils occuperont, pour les soutenir dans le paiement de leur loyer ou pour attirer des investisseurs.

Ces derniers ont été le principal moyen de soutien à l’accroissement des prix, du moins jusqu’à la remontée récente des taux d’intérêt, en devenant une maille essentielle du financement de projets immobiliers : pouvant acheter plus rapidement et en plus grande quantité que les primo-accédants, ils ont représenté entre un tiers et la moitié des acquéreurs d’appartements neufs entre 2015 et 2023. D’autres relais se mettent en place pour permettre l’acquisition de logements neufs à des prix toujours plus élevés : appel à des investisseurs institutionnels, développement de nouveaux modèles d’investissement locatif (coliving, location à court terme, etc.), tokenisation permettant l’achat de « morceaux » de résidences destinées à la location. La compétition entre ces différents pans de la demande ne fait que renchérir davantage le logement, tout en rendant son accès de plus en plus limité ;

Afin de limiter les rentes découlant du faible nombre d’acteurs en possession de foncier constructible, la réforme de l’impôt foncier projetée doit être menée à bout avec un calendrier accéléré. Il est important de pénaliser la détention improductive de terrains constructibles dans les endroits où un développement résidentiel serait approprié. Au-delà du foncier, il faut une discussion plus générale sur l’impératif de croissance des prix et les inégalités que ce mouvement génère mécaniquement.

› les inégalités comme source de la demande

Plutôt que de voir les inégalités uniquement comme une conséquence des deux structures précédentes – conservation du foncier et impératif de renchérissement, il peut être intéressant de considérer la génération d’inégalités comme une structure a part entière. Par exemple, ce n’est que parce qu’une part croissante de ménages ne peut plus s’acheter un logement pour y vivre que peuvent prospérer de nouvelles formes d’investissement locatif. Ou, ce n’est que parce qu’il existe un effet frontière que les prix des logements peuvent continuer à augmenter : une échappatoire existe pour les ménages qui ne peuvent plus suivre l’augmentation des prix. Ou encore, ce n’est que parce qu’il existe des ménages ne pouvant pas traverser la frontière (car citoyens d’un pays hors UE) que les marchands de sommeil peuvent louer très cher des chambres insalubres. Le développement d’inégalités par rapport au logement permet de pousser l’accumulation à travers le logement en créant une population qui doit se loger « à tout prix ».

Vu d’une autre façon et dans l’hypothèse où, dans un pays, tout le monde serait propriétaire ou bien locataire d’un logement abordable, il existerait peu d’opportunités de s’enrichir à travers le logement. Les inégalités, la précarité sont donc de précieux alliés de l’accroissement des prix de l’immobilier, et pas seulement en créant une population prête à vendre sa force de travail à moindre coût. Le développement même de produits tirant de manière plus intense sur la manne foncière et immobilière se nourrit d’un écart grandissant entre ceux qui possèdent les biens immobiliers et les autres. La création de « richesse » à travers le marché immobilier ne peut se faire qu’en creusant plus profondément les lignes de fracture sociales. Sortir durablement de la crise actuelle doit nécessairement passer par une remise en question de ces trois structures du marché du logement. Le virage récent de la politique du logement en faveur du logement public abordable s’est accompagné d’un activisme sans parallèle historique pour l’acquisition de terrains pour le logement.

Il est essentiel d’accentuer cet interventionnisme public dans la création de logements, à travers l’acquisition de foncier et de projets de construction. Afin de limiter les rentes découlant du faible nombre d’acteurs en possession de foncier constructible, la réforme de l’impôt foncier projetée doit être menée à bout avec un calendrier accéléré. Il est important de pénaliser la détention improductive de terrains constructibles dans les endroits où un développement résidentiel serait approprié. Au-delà du foncier, il faut une discussion plus générale sur l’impératif de croissance des prix et les inégalités que ce mouvement génère mécaniquement, surtout au vu du fait que le niveau des prix pèse de manière croissante sur le reste du modèle de développement économique du pays.

Antoine Paccoud Chercheur LISER
Antoine Paccoud Chercheur LISER